Après mon article sur l’oreille absolue, voici un autre sujet qui m’a fait perdre beaucoup de temps et que je souhaiterais traiter, suite à une récente découverte.
Je veux parler de cette idée selon laquelle les grands artistes ont énormément souffert dans leur vie, ont eu un destin tragique, et c’est surtout cela qui leur permet d’atteindre un art plus décisif que le commun des mortels.
L’admiration naïve
Il y a quelques années, j’ai eu une période pendant laquelle je ne jurais que par un pianiste. J’y pensais tout le temps. Je n’écoutais que lui. J’ai lu plusieurs biographies. Je croyais que personne d’autre que lui ne parviendrait à une telle élégance et à un jeu si riche.
Il se trouve que ce pianiste était drogué et, pour le coup, a eu un vrai destin tragique : alors que son premier groupe venait d’enregistrer un concert dont il était enfin satisfait, son contrebassiste s’est tué dans un accident de voiture.
Plus tard, c’est sa femme qui s’est suicidée lorsqu’il lui a appris qu’il la quittait, puisqu’elle ne pouvait pas lui donner d’enfant. Puis c’est son frère, à qui il tenait énormément, qui s’est à son tour suicidé, suite à des crises de schizophrénie de plus en plus violentes.
En parallèle, diverses addictions à plusieurs drogues ont attaqué sa santé physique ainsi que financière. A une époque, son état s’est tellement dégradé qu’il est littéralement devenu un sans-dents, avant qu’un admirateur ne lui offre un traitement chez un dentiste.
Bref, s’il existe un artiste maudit, c’est bien lui. Et, pour une raison très malsaine, la critique et les gens trouvent que cela est normal de la part d’un artiste de ce calibre ; on entend très souvent des choses comme : “il faut bien des substances pour trouver l’inspiration” ou “il a beaucoup souffert et cela s’entend dans son jeu”.
Concrètement ?
Quelqu’un peut-il m’expliquer une bonne fois pour toutes ce que le fait d’être triste voire effondré permet de faire de plus en musique ? Quel travail, en particulier de longue durée, peut-on faire quand on est dépressif ? Quand on se lève avec le soucis de trouver la dose de drogue du jour ? L’inspiration tombe-t-elle du ciel dès lors qu’on atteint un seuil de souffrance et de tragique ?
Non, je crois que ce sont des âneries. Je ne nie pas une certaine part d’excentricité chez certains artistes. Mais elle n’est absolument pas nécessaire. J’ai rencontré plusieurs musiciens professionnels, dont une mère de quatre enfants qui adore nager, jouer au basket, faire du skate. Un autre est un grand boute-en-train, et donne l’impression, si l’on ne connait pas son métier, qu’il passe son temps à blaguer entre amis au bistro.
Je pense qu’il y a surtout une certaine paresse des non-initiés, qui se disent : “si c’est ça un destin d’artiste, pas étonnant que je ne joue pas si bien, je suis quelqu’un de très banal…” Et ils tiennent une excuse pour arrêter la musique. Alors que ce sont les musiciens qui sont en réalité des gens aussi banals que les autres ! Plus persévérants peut-être, mais c’est tout !
Conclusion
La critique gonfle artificiellement la valeur de certains musiciens pour des raisons non-musicales, il faut en être conscient. Mais, avec la bonne méthode et énormément de travail, rien n’est absolument hors de portée.
J’en veux pour preuve la découverte que je citais au début de l’article : j’écoutais un disque, et étais persuadé de savoir qui jouait : mon fameux pianiste préféré. Puis j’ai appris le vrai nom du musicien sur le disque, par un ami qui était fier du piège qu’il m’avait tendu : il s’agissait en fait d’un autre pianiste, plus âgé, que je ne connaissais absolument pas, au style très similaire, et qui lui a vécu en bonne santé jusqu’à 92 ans ! Comme quoi…